Quelques réflexions à propos de l’œuvre de Karl Saurer
Quand on visionne les films que Kari a réalisés tout au long de sa vie après des recherches précises et rigoureuses, on se rend compte que tous – aussi différents soient-ils au premier abord et aussi variés qu’ils soient par leurs contenus – tournent autour du même thème fondamental : « A quel point l’évolution d’une vie axée sur la puissance et le profit est dangereuse pour l’homme et la nature. A quel point cette attitude génère de souffrances et de dommages et exige une conversion. »
Il développe ce thème sur des exemples très concrets et souvent aussi des histoires cautionnées par la grande Histoire. Cela a commencé avec « Das kleine Welttheater », qui montre que les rapports de force entre humains ne sont pas déterminés une fois pour toutes par Dieu mais sont l’œuvre de l’homme.
Qu’il s’agisse de style ou de thématique, Kari procède toujours en termes de « démocratie de base ». Il ne travaille jamais sur les personnes mais toujours avec elles.
Dans « Das Brot des Bäckers » et « Der Hunger, der Koch und das Paradies », il prend pour sujet la reconnaissance et la mise en valeur du travail de l’homme et le combat de celui-ci pour une action appréciée à sa juste valeur, sensée et satisfaisante, qui ne le transforme pas en machine sous l’empire d’une industrialisation et d’une rationalisation toujours plus importantes.
Son engagement en faveur des villes et de l’aménagement du territoire, qui donneraient au moins autant de prix à la vie humaine et sociale et aux espaces qu’aux intérêts économiques, montre très tôt le regard critique qu’il porte sur les ambivalences, l’attitude de la Suisse pendant la Deuxième Guerre mondiale au sujet des réfugiés juifs. Toutes les « Bulles d’Utopie » réalisées à l’occasion des festivités marquant les 700 ans de la Confédération ont pour thème une Suisse plus juste, diverse, ouverte et riche de sens.
« Kebab und Rosoli – ein Film mit Heimischen und Geflüchteten » explicite l’iniquité et la misère qui transforment des êtres humains en migrants, lesquels subissent aussi souvent l’injustice dans leurs « pays d’accueil » parce qu’ils ne sont pas vus comme des autres qui nous enrichissent, des humains capables d’élargir notre propre horizon mais plutôt comme une charge économique.
« Der Traum vom grossen blauen Wasser » est l’histoire exemplaire de ceux qui ont compté parmi les gagnants de l’industrialisation à marche forcée qui a commencé au début du XXe siècle et de tous ceux qui en ont payé le prix. Une mise en garde, qui montre ce qui peut arriver quand la nature continue d’être uniquement considérée comme une ressource exploitable sur le plan économique. Kari était au courant que des méga-projets de barrages étaient en cours de réalisation à la même époque en Chine, en Inde, en Russie et en Amérique du Sud mais il raconte son histoire ici, où il a accès aux gens et a gagné leur confiance.
Dans le film « Holz schläike mit Ross », il évoque la collaboration parfaite et minutieuse entre l’homme, l’animal et la nature, et montre comment la neige, le froid et le terrain sont au service de l’utilisation douce et durable de la ressource que constituent la forêt et le bois – à l’opposé de l’utilisation industrielle destructrice à l’aide d’énormes machines et d’engins volants.
Dans « Steinauer Nebraska », il a réussi à marier les thèmes de la migration et de la désertification des sols. Il montre l’attitude disparue des Indiens, qui ne considèrent pas le sol comme une propriété ou une possession mais comme une mère généreuse. De manière subtile et poétique, nous assistons pour ainsi dire à l’effondrement de l’hypercapitalisme dans l’agriculture et à l’attente, l’espoir d’un nouveau cycle, qui pourrait être influencé par la vision indienne.
Dans « Rajas Reise » Kari raconte, au travers d’un animal, une histoire du début du colonialisme et de l’expansionnisme européen, avec les conséquences souvent cruelles que ces phénomènes ont eues pour la vie des animaux en captivité. Il a rendu tangible la détresse de la migration en nous montrant le chemin suivi par le déraciné Rajagopal, un descendant de Gandhi, qui s’est battu contre l’expulsion et l’injustice.
« Ahimsa – die Stärke der Gewaltlosigkeit » est un témoignage éloquent qui montre à quel point Kari donne une voix et une dignité aux personnes privées de droits et les amène à revendiquer ce qui a été pour lui fondamental depuis ses débuts dans la réalisation de films. Ce n’est pas un hasard si ce film a aussi une importance significative pour le mouvement des sans-terre en Amérique latine et en Afrique.
Qu’il s’agisse de style ou de thématique, Kari procède toujours en termes de « démocratie de base ». Il ne travaille jamais sur les personnes mais toujours avec elles. Il raconte des histoires d’« en bas », du point de vue des personnes directement concernées. Au stade des recherches, il se laisse guider par les incertitudes et les découvertes, et sur les lieux de tournage, par l’inspiration de ses collaborateurs et des protagonistes. Il cherche toujours des formes de montage et de narration qui ne fassent pas la leçon à la manière d’un pédagogue mais des façons de faire de type kaléidoscopique et fragmentaire, exprimant le plus grand nombre possible de facettes – pour donner au spectateur un espace de liberté où penser et ressentir, pour l’inviter à tirer lui-même les conclusions ou – mieux encore – à se poser lui-même des questions. Ses films sont des constructions fines et complexes.
Sur de nombreux points, du moins c’est le sentiment que j’ai aujourd’hui, ce réalisateur de films politico-poétique était en avance sur son temps.
D’une totale modestie, ce qui lui tenait le plus à cœur était que les personnes soient touchées par ses histoires et s’ouvrent un peu dans leur manière de voir les choses.
Elena M. Fischli